Les génocidaires

Qui sont les criminels ? 

Le génocide des Tutsi au Rwanda n’a pas été uniquement l’œuvre de milices ou de soldats. Il s’agit d’un crime de masse coordonné, organisé et mis en œuvre par une pluralité d’acteurs issus de toutes les strates de la société. Les génocidaires ne se limitent pas à une catégorie socioprofessionnelle ; ils forment un ensemble complexe, allant des élites politiques et militaires aux citoyens ordinaires, hommes et femmes confondus.

Les différents acteurs du génocide

  1. L’État comme moteur du génocide

Au cœur de la planification et de l’exécution du génocide des Tutsi au Rwanda se trouve la figure du président Juvénal Habyarimana ainsi que le réseau « officieux » de l’akazu[1], plus extrémiste que le président. Ce réseau s’articule autour de la femme du président, Agathe Habyarimana, ainsi que de sa famille. Ces membres occupaient des postes clés de pouvoir au sein de l’administration, l’économie et l’armée. Ils constituaient un véritable réseau de pouvoir parallèle. Parmi quelques-uns de ses membres les plus influents on retrouve trois des frères de la première dame : 

  • Protais Zigiranyirazo (Monsieur Z), il a été pendant 15 ans préfet de Ruhengeri ; 
  • Elie Sagatwa, le secrétaire particulier du président ; 
  •  Seraphin Rwabukumba, dirigeant d’une entreprise d’import-export. 

On retrouve également : 

  • Félicien Kabuga, membre par alliance de la famille, était l’un des plus riches hommes d’affaires du pays et le financier de l’akazu et de la RTLM[2];
  • Joseph Nzirorera, le secrétaire général du MRND, qui n’était pas de la famille présidentielle mais était considéré comme le dauphin d’Habyarimana ; 
  • Théoneste Bagosora, le cousin d’Agathe Habyarimana, est considéré comme l’un des architectes du génocide. Il a été le colonel de l’armée rwandaise et directeur du cabinet du ministère rwandais de la Défense (1993-1994). C’est à son initiative qu’une force d’auto-défense civile est créée. Il a également organisé l’instruction militaire et la distribution des armes aux miliciens. 

Dans les années 1990, considérant que les accords d’Arusha ainsi que le multipartisme affaiblissent leur pouvoir, les membres de l’akazu se radicalisent. Ils commencent à préparer et organiser le génocide des Tutsi ainsi que l’élimination des opposants Hutu. Cela se traduit par le financement et la création de médias extrémistes, l’achat massif d’armes, la création de milices, leur entraînement…

En août 1992, l’ancien directeur de l’Orinfor, Christophe Mfizi démissionne du MRND et dénonce dans une lettre ouverte l’existence d’un « réseau zéro »[3]. Il y dénonce un « noyau de gens qui a investi méthodiquement toute la vie nationale : politique, militaire, financière, agricole, scientifique, estudiantine, familiale et même religieuse. Ce noyau considère le pays comme une entreprise dont il est légitime de tirer le maximum de profit, ceci justifiant toutes sortes de politiques  (…) C’est le Réseau Zero qui a attisé les clivages ethniques et régionaux pour couvrir ses visées et ses intérêts ». 

La formation du gouvernement intérimaire le 8 avril 1994 marque une étape clé dans l’exécution du génocide. En intégrant des figures politiques issues du sud et du centre du pays, les idéologues du génocide, souvent affiliés au Réseau Zéro[4], cherchent à étendre l’adhésion au projet génocidaire à l’ensemble du territoire. Le président par intérim Théodore Sindikubwabo et le Premier ministre Jean Kambanda, tous deux originaires du Sud, incarnent notamment cette stratégie d’unification.

Ce gouvernement va amplifier les violences en mobilisant l’appareil bureaucratique pour orchestrer les massacres avec une redoutable efficacité. La bureaucratie, en centralisant les ordres, en régulant la distribution des ressources et en combinant idéologie ethniste et intérêts personnels, a favorisé des tueries rapides, méthodiques et systématiques.

  • L’armée, les partis politiques, les milices et les notables

Au sommet de la pyramide criminelle, on retrouve :

  • Les officiers de l’armée, tels que le colonel Théoneste Bagosora, qui ont joué un rôle clé dans la distribution des armes et l’organisation des massacres ;
  • Les leaders des partis extrémistes, comme le MRND[5], la CDR[6] et les éléments radicaux du MDR[7](surnommés « Power »), ainsi que leurs milices respectives : Interahamwe, Impuzamugambi, Inkuba ;
  • Les hommes d’affaires, qui ont financé les moyens logistiques du génocide : achat massif de machettes, radios, financement de la RTLM, approvisionnement en armes ;
  • Les chefs de milices et cadres locaux, qui ont coordonné les attaques dans les communes et les collines, assurant l’encadrement des civils, devenus des tueurs.  

Comme le souligne Claudine Vidal, une telle ampleur n’aurait pas été possible sans une organisation hiérarchisée, une division claire des rôles et une chaîne de commandement rigoureuse[8].

  • La participation populaire : un génocide de proximité

Une des caractéristiques du génocide est sa dimension de proximité. Selon une enquête rwandaise de 2004, 60 % des victimes ont été tuées sur leur colline d’origine, et près de 10 % à leur propre domicile[9]. Cela témoigne d’une implication massive des communautés locales, dans lesquelles les victimes étaient connues de leurs bourreaux. 

Les civils sont venus gonflés les rangs des miliciens, gendarmes, militaires et agents de la garde présidentielle. Toutes les franges de la population furent impliquées dans l’entreprise génocidaire[10]. Pour le MRND, face à la menace des Tutsi, tous les Hutu doivent se sentir concernés par ce « danger ».  Dans ce but, début 1994, les autorités mettent en place une force d’« autodéfense » civile afin d’amener les citoyens à se battre contre les Tutsi[11]. Le document nommé « Organisation de l’autodéfense civile », produit par les planificateurs du génocide, parle « de la nécessité d’une résistance populaire dans l’éventualité d’une reprise des combats ».  Le programme prévoyait de se défendre contre les « combattants du FPR en uniforme ou déguisé et ses complices ». Des termes laissés volontairement vagues qui peuvent être interprété pour désigner les civils Tutsi. L’instauration de cette « défense civile » va être progressive dans les mois qui précèdent avril 1994 et continue après l’attentat contre l’avion du président. 

Les tueries ont été particulièrement intenses durant les trois premières semaines, avec une organisation précise : des convocations matinales rassemblaient les civils pour des « chasses aux Tutsi ». 

Les meurtres étaient souvent accompagnés de pillages. Un lien fort s’est établi entre la violence meurtrière et le profit matériel : plus on tuait, plus on pillait. Cette rentabilité macabre a encouragé l’adhésion massive. 

Des méthodes rudimentaires mais efficaces

Les tueries ont été principalement réalisées avec des armes blanches (machettes, houes, gourdins). Bien que des armes à feu aient aussi été utilisées, elles restaient rares et coûteuses. Les autorités encourageaient les gens à se servir d’outils de travail, à leur disposition, tel que des machettes, gourdins, lances… 

Les femmes dans l’entreprise génocidaire

L’historiographie récente en histoire du genre a montré que de nombreuses femmes hutu ont activement participé au génocide. Si la majorité des auteurs sont des hommes, des femmes ont également tué, dénoncé, pillé, encouragé. Certaines ont incité leurs maris ou leurs fils à participer, d’autres ont livré leurs voisins, leurs collègues aux miliciens. Dans des cas extrêmes, des mères ont tué leurs propres enfants, parfois métis ou nés de mariages mixtes.

De nombreux travaux ont cependant révélé que l’engagement génocidaire des femmes était moins « direct » que celui des hommes rwandais. Environ 90 000 femmes sur les 100 000 jugées pour génocide au Rwanda ont été condamnées pour atteinte aux biens, donc dans les catégories les moins graves, car moins impliquées dans les crimes de sang[12]. Les femmes qui se sont engagées dans le génocide ont le plus souvent participé en dénonçant les Tutsi qui pouvaient se cacher près de chez elles, en pillant les biens dans les maisons ou bien en prenant des vêtements sur des cadavres. Les tribunaux gacaca, avec leur importante judiciarisation des femmes, a permis de mettre à mal les stéréotypes « d’une féminité pacifiste et non violente au Rwanda »[13]

Certaines femmes qui étaient des figures d’autorité politiques, à l’instar de Pauline Nyiaramasuhuko, ont eu une participation différente. Elles ont organisé des massacres, recruter des miliciens, ont organisé des campagnes de viols … Pour ces femmes, la participation dans le génocide découle d’un engagement politique. Elles avaient du pouvoir, des ressources et de l’influence. Elle représente cependant une minorité statistique. Les femmes ayant pris part aux viols collectifs organisés pendant le génocide, représentent 6% des prisonniers condamnés pour génocide au Rwanda[14]. Juliette Bour, doctorante française, étudie le rôle de 15 femmes à des postes de pouvoir en 1994[15].

L’exemple de « Madame Pauline »

Pauline Nyiaramasuhuko, ministre de la Promotion féminine et de la famille, est la première femme à avoir été condamnée par un tribunal international pour crimes contre l’humanité, génocide et pour avoir appelé aux viols des femmes tutsi. 

Missionnée par le gouvernement génocidaire elle va orchestrer des massacres dans la commune de Butare, sa province natale. En effet, le génocide n’ayant pas encore commencé dans la commune à la mi-avril, elle va y être envoyée pour pousser la population à « se mettre au travail ». Elle va faire appel aux Interahamwe de Kigali que son fils Arsène Shalom Ntahobali, dirige. Elle est au cœur du processus, c’est elle qui supervise les massacres, tortures et ordonne les viols des femmes. Selon le rapport d’African Rights, « elle a commencé à organiser les massacres (à Butare) avant même le limogeage et le meurtre du préfet (tutsi) Jean-Baptiste Habyarimana qui était parvenu à empêcher les massacres pendant les deux premières semaines du génocide ».[16] Holo Makwaia, représentante du procureur du TPIR assure que « sans Pauline Nyiramasuhuko [et ses cinq co-accusés dont son fils], le génocide n’aurait pas été possible à Butare »[17].

En plus d’être épaulé dans cette tâche par son fils, Pauline l’était également par sa belle-fille, Béatrice Munyenyezi, la femme de Shalom. Béatrice a joué un rôle de premier plan dans la réalisation du génocide à Butare. Selon de nombreux témoins, elle passait ses journées à un barrage, en face de l’hôtel Ihuriro qui appartenait à sa belle-famille. Surnommée « la commandante », elle gérait le barrage, encourageait les Interahamwe à tuer et les incitait à violer les femmes tutsi. Sous ses ordres, des centaines de Tutsi ont été tuées. Elle a elle-même commis des meurtres, dont celui d’une religieuse[18].

Face à l’avancée du FPR, Pauline se réfugie avec son fils et sa belle-fille au Zaïre. Elle va être arrêtée avec son fils au Kenya en juillet 1997. Tous deux vont être condamnés par le TPIR à la prison à perpétuité. 

Béatrice va réussir à fuir aux Etats-Unis avec ses filles. Elle est extradée au Rwanda en 2021 et condamnée à la prison à perpétuité pour sept crimes dont cinq de génocide et de crimes contre l’humanité. 

Conclusion : Une entreprise nationale et hiérarchisée 

Le génocide des Tutsi ne fut pas un déchaînement de violence spontanée ou chaotique. Il s’est construit comme un projet politique, administratif et social, mobilisant l’appareil d’État, les élites politiques, les forces armées, les structures locales et une large frange de la population. La reconnaissance de cette diversité d’acteurs, y compris les femmes, est essentielle pour comprendre la dynamique du génocide, ses mécanismes de diffusion, et la profondeur de son enracinement dans la société rwandaise de l’époque. 

Ce génocide est un crime d’Etat moderne. Cette modernité se reflète dans l’implication des intellectuels, la dimension ethnique du problème, le recours à la radio comme outil de mobilisation des masses, le fonctionnement de l’appareil bureaucratique de l’État, ainsi que dans la mise en œuvre du crime et de sa rapide exécution. 

Après le génocide, le Rwanda se retrouver face à un système judiciaire totalement détruit et à un très grand nombre de dossiers à instruire. De plus, rien n’était prévu pour juger de tels crimes. En 1996, une loi va ainsi être promulguée afin de catégoriser les crimes en quatre (puis trois à partir de 2004) catégories. Chaque catégorie correspond à des différents types de participation et de peine.

  • Catégorie 1 : les planificateurs, les organisateurs et les leaders du génocide, ceux qui ont agi en position d’autorité, les meurtriers de grand renom ainsi que ceux qui sont coupables de tortures sexuelles, de viols et d’actes dégradants sur les cadavres ;
  • Catégorie 2 : les auteurs, coauteurs ou complices d’homicide volontaire ou d’atteintes contre des personnes ayant entraîné la mort et de ceux qui avaient l’intention de tuer et ont infligé des blessures ou ont commis d’autres violences graves qui n’ont pas entraîné la mort ;
  • Catégorie 3 : ceux qui ont commis des atteintes graves sans intention de causer la mort des victimes ;
  • Catégorie 4 : ceux qui ont commis des infractions contre les biens.

[1] Le mot akazu « petite maison » en kinyarwanda, fait référence, dans le Rwanda précolonial, au cercle le plus proche du mwami (roi). Ce terme a commencé à être usité dans les années 1990 par les opposants du pouvoir pour qualifier l’entourage direct du président Habyarimana et dénoncer un régime corrompu. 

[2] Félicien Kabuga avait échappé à plusieurs opérations destinées à l’arrêter. Il a finalement été arrêté à Asnières-sur-Seine (France) en 2020, où il résidait depuis plus de 20 ans sous une fausse identité. Il ne sera finalement pas jugé au vu de son état de santé qui ne le permettait plus.

[3] Christophe Mfizi, « Le réseau zéro. Lettre ouverte à Monsieur le Président du Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement (M.R.N.D) », Kigali, août 1992

[4] Du nom de Protais Zigiranyirazo, frère aîné d’Agathe Habyarimana. Il est l’un des cerveaux de l’état-major secret qui organise et planifie le génocide des Tutsi. Cet état-major secret a pris le nom de Protais connu comme « Monsieur Z ».

[5] Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement

[6] Coalition pour la Défense de la République, fondée en 1992. 

[7] Mouvement Démocratique Républicain, fondé en 1991 qui prend ses racines dans l’ancien Parmehutu, le parti du président Grégoire Kayibanda

[8] Claudine Vidal, Les politiques de la haine, in Les Temps Modernes, n°583, 1995

[9] République du Rwanda, Minaloc, Dénombrement des victimes du génocide. Rapport final, Kigali, 2004

[10] Damien Vandermeersch, Comment devient-on génocidaire ?, GRIP, 2013

[11] Human Rights Watch, Le génocide rwandais : comment il a été préparé, avril 2006 

[12] Juliette Bour, « comme des hommes : trajectoires militantes de femmes politiques impliquées dans le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, 2024

[13] Juliette Bour, « Etudier la participation des femmes politiques au génocide perpétré contre les Tutsi »

[14] Isabelle Mourgere, Rwanda, 30 ans après : « les femmes peuvent être des génocidaires comme les autres », 8 avril 1994, TV5Monde

[15] Juliette Bour, « comme des hommes : trajectoires militantes de femmes politiques impliquées dans le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda, 2024

[16] African Rights, Moins innocentes qu’il parait, 1995

[17] Gaëlle Le Roux, « Pauline Nyiramasuhuko, le visage féminin du génocide », France24, 24/06/2011

[18] Boston Magazine, « The monster next door : Rwandan genocide », 24 mars 2015